Le self-management en réseau de Buurtzorg pour se recentrer sur l’essentiel : son métier

Écrit par Cassandre Verriest, le 04 mars 2020

C’est bien la passion du métier et l’envie de redonner goût à la vie des personnes en difficulté qui meuvent les infirmières. Et ça Jos de Blok, le fondateur de Buurtzorg (qui signifie « soins de proximité » en néerlandais) l’a bien compris. Dès 2008, il disrupte totalement le système médical des Pays-Bas en fondant avec une équipe de 12 infirmières autogérées ce qui compte aujourd’hui pour 80% de la masse salariale du marché des soins à domicile aux Pays-Bas (soit environ 15 000 personnes) et inspire de nombreuses organisations dans plus de 24 pays, dont la France…

La philosophie de Buurtzorg est fondée sur la simplification : simplifier les procédures, les règles et la communication, afin de se focaliser sur le cœur de métier, à savoir les soins aux clients, et arrêter de perdre du temps sur des tâches parasites.

Les quelques 1000 équipes d’infirmières de Buurtzorg sont totalement autogérées et s’occupent donc de l’intégralité du processus des soins médicaux : elles gèrent, entre autres, la recherche de nouveaux clients, la planification de leurs emplois du temps, les soins aux personnes, et embauchent même leurs propres collaborateurs. 50 personnes travaillent depuis le siège social à accompagner les infirmières dans leur autogestion et dans les démarches administratives.

21 coachs régionaux sont également là pour guider les équipes dans le développement du self-management et les aider à résoudre les problèmes internes et les conflits qui nécessiteraient l’intervention d’un tiers.  Ils agissent en réalité comme lien transverse entre les équipes (une sorte de mémoire pour les accompagner et les inspirer par les solutions des équipes ayant rencontré un problème similaire) et comme miroir (poser les questions pertinentes pour renvoyer l’équipe à ses choix et son fonctionnement). Chaque coach suit entre 45 et 50 équipes, ce qui obligent les deux parties à se concentrer sur les questions essentielles, et à garder une forte autonomie. De nouvelles équipes se forment chaque semaine et chacune d’elles peut candidater pour se voir attribuer un voisinage, soit un périmètre d’intervention, dans lequel elle exercera. Madelon, une infirmière que nous avons interviewée, le dit elle-même : « Une fois qu’une équipe est formée, elle trouve sa voie par elle-même ». Chez Buurtzorg, on veut que chaque équipe soit unique et qu’elle vole de ses propres ailes.

Comment s’organisent ces équipes au quotidien et en interne ?

Très simplement finalement : les équipes travaillent par zone et sont responsables de la clientèle présente sur cette zone. Côté soins, les infirmières se répartissent ensemble les clients de la journée. Mais leurs rôles et leurs tâches vont au-delà de leur cœur de métier. Buurtzorg a prédéfini les différents rôles nécessaires au bon fonctionnement et au bien-être d’une équipe, que les infirmières se répartissent d’un commun accord, et qui tournent d’ailleurs au fil de la vie de l’équipe et des appétences des infirmières (en général les équipes effectuent la rotation des rôles deux fois par an). Il existe 7 rôles prédéfinis qui sont explicités et développés dans le manuel que toutes les infirmières Buurtzorg reçoivent, Self-management, how it does work de Astrid Vermeer et Ben Wenting :

  • Le main role : est le poste pour lequel tous les membres de Buurtzorg ont été embauchés au départ : faire ce qu’elles aiment, leur travail d’infirmière et apporter leur contribution professionnelle à l’équipe et à Buurtzorg.
  • Le Team Player : est le garant de la dynamique collective, fondée sur le principe du « un pour tous, tous pour un ». Il/elle encourage la communication au sein de l’équipe, toujours en rapport avec les objectifs fixés et avec l’organisation globale. Par exemple lorsque que Madelon était team player elle posait généralement des questions d’ordre pratique nécessitant une prise de recul : Pourquoi faisons-nous cette chose de cette façon et pas d’une autre ? Quelle décision devons-nous prendre ? Quel défi devons-nous relever ?
  • Le Housekeeper : organise toute l’intendance technique mais aussi la fonctionnalité des « bureaux ». C’est lui/elle qui, régulièrement, informe l’équipe des dépenses et des budgets.
  • L'Informer : surveille la productivité de l’équipe, notamment en publiant des rapports sur le travail effectué et la production de valeur.
  • Le Developper : s’occupe de la collaboration au sein, mais aussi entre toutes les équipes. C’est en s’informant sur les expériences et expertises des autres équipes qu’il/elle peut ensuite en informer la sienne et les faire gagner en compétences et organisation.
  • Le Planner : planifie le temps de travail de chaque équipe en s’assurant qu’il est en accord avec les attentes des clients. Il/elle tient au courant toute l’équipe des calendriers futurs et des changements éventuels. L’ensemble des décisions sont prises avec l’équipe et prennent en considération les attentes et les besoins des infirmières.
  • Le Mentor : s’occupe des nouveaux entrants et agit comme un coach personnel de chaque membre de l’équipe : travail sur les émotions après une lourde peine, résolution des conflits en interne, développement de l’esprit entrepreneurial de Buurtzorg. C’est généralement quelqu’un de plus expérimenté.

Dans la règle, une équipe se compose d’un maximum de 12 personnes ; en réalité, les membres des équipes, forts de leurs compétences et affinités, savent quand l’équipe doit se scinder ou non. Madelon nous explique que certaines sont beaucoup plus productives à 6 qu’à 12. La structure des équipes est assez figée car elle permet de donner un cadre aux infirmières. Les équipes se rencontrent toutes les deux semaines notamment pour échanger sur la situation globale, évoquer des cas particuliers et résoudre les éventuels problèmes rencontrés.

Pour que les équipes soient soudées, le recrutement dans une organisation aussi décentralisée est primordial, et il est d’ailleurs entièrement à la main des équipes d’infirmières. Le recrutement se fait souvent sur la base d’échanges informels entre l’équipe Buurtzorg avec un poste à pourvoir et des infirmières externes. Après échange classique de lettre de motivation et d’un CV pour vérifier les qualifications, deux infirmières se portent volontaires pour faire passer l’entretien, qui n’a pas de structure prédéfinie. Les deux infirmières rapportent ensuite l’entretien aux autres membres de l’équipe, et elles décident ensemble de l’intégration de la personne dans l’équipe. Deux mois sont ensuite alloués pour tout désengagement de la part de la nouvelle recrue.

Le Buurtzorg Web, véritable colonne vertébrale de leur transversalité

Là où le modèle est vraiment fort, c’est dans la mise en réseau de ces équipes et la diffusion d’un sentiment d’appartenance fort à une mission commune. En effet, le réseau de 1000 équipes de Buurtzorg est bien plus qu’une somme des équipes : elles sont toutes reliées grâce au travail des coachs régionaux, mais aussi grâce à leur réseau interne, le Buurtzorg Web. La communication entre les infirmières permise par ce réseau est la clé de leur transversalité  : elle leur permet de partager leurs expériences, développer de nouvelles compétences ou encore communiquer et créer de nouvelles communautés.

Cette gigantesque infrastructure informatique collaborative promeut l’échange de connaissance, le focus client, et l’alignement des valeurs. Cette plateforme a plusieurs objectifs :

  • L’entraide : si une infirmière rencontre un problème qu’elle ne sait pas résoudre seule, elle pose la question sur le réseau et reçoit les réponses de ses 10 000 collègues. C’est la véritable force du réseau qui favorise une discussion ouverte et constructive entre les infirmières et leur permet de partager leurs bonnes pratiques.
  • Le partage de l’expérience et du travail des équipes : grâce au Team Inside qui donne, pour chaque équipe, une vue d’ensemble sur le temps passé avec chaque client, l’organisation de l’équipe… Ce partage d’expérience permet à chaque équipe d’aller puiser chez leurs homologues des idées pour s’améliorer. Une mine d’or que peu d’entreprises peuvent se vanter d’avoir !
  • La communication : la parole est libre et décomplexée sur la plateforme. Chacun, Jos de Blok compris, pose des questions librement et s’interroge régulièrement sur les bonnes pratiques à adopter ou les cas difficiles à gérer. Cette communication sans tabou accentue le sentiment d’appartenance à Buurtzorg pour les infirmières. Jos de Blok publie également régulièrement des messages afin d’informer ses collaborateurs des principaux changements et nouveautés de l’entreprise. Il pose également beaucoup de questions afin de collecter l’avis des équipes.
  • La formation : un espace de e-learning est disponible afin de développer de nouveaux talents, mais aussi de découvrir plus amplement ce qui se cache derrière le self-management.

Le Buurtzorg Web a été rapidement adopté par les équipes d’infirmières comme un outil de communication mais également de gestion. Ce réseau intègre également une messagerie intraéquipe très utilisée par les infirmières et infirmiers. Pas étonnant donc qu’il ait été si rapidement pris en main par les équipes qui ont façonné, au fur et à mesure de sa construction, le Buurtzorg Web.

Un modèle qui fonctionne et continue de s’étendre

Buurtzorg est une réussite spectaculaire, l’un des plus beaux exemples d’entreprise sans managers à grande échelle !

Aujourd’hui ce n’est pas moins des deux-tiers des infirmiers et infirmières du pays qui travaillent chez Buurtzorg. Les résultats financiers et médicaux de l’organisation font exploser tous les indicateurs avec une réduction de 30% des admission aux urgences, et une réduction de 40% en moyenne du temps consacré aux soins pour chaque patient par rapport aux autres organismes de soins à domicile pour une prescription. Pourtant, les infirmières prennent le temps de prendre le café et de parler avec leurs patients, leur famille, leurs voisins pour resserrer le soutien qui les entoure pour améliorer leur rétablissement. Les patients guérissent plus vite et sont autonomes plus rapidement.

Et ce temps passé à réellement soigner leurs patients, en opposition avec vendre des produits ou faire du reporting, a un impact assez parlant chez les infirmières : 60% d’arrêts de travail et 30% de turnover de moins que dans les entreprises de soins de proximité classiques (chiffres rapportés par Frédéric Laloux en 2015).